Ne perdez pas votre vie à la gagner

Crise, licenciements, chômage, les télés et les radios, les journaux et les forums sur Internet en parlent, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Le spectre de la pauvreté, intrinsèquement liée au chômage, hante les esprits des salariés actuels et futurs, fait naître des images apocalyptiques dans leur imagination apeurée. Où vais-je trouver l'argent pour me nourrir et me chauffer ? Comment vais-je rembourser la maison, la voiture, le sèche-linge, la tablette Apple de l'aîné et la poussette dernier cri du petit dernier ? Comment vais-je faire pour payer le voyage aux Baléares qu'on devait faire une fois à la retraite ? Adieu veau, vache, cochon, couvée[1]... Nous finirons tous SDF, nous mangerons à la soupe populaire... La crise actuelle ne fait qu'aggraver une dépendance intellectuelle qui s'est progressivement installée dans les esprits depuis que le travail est l'élément déterminant qui définit l'être humain dans la société occidentale.

Et si cette angoisse n'était que le fruit d'une difficulté à voir les choses autrement ? Et si ce n'était que le résultat des effets des médias sur nos esprits fatigués et désabusés ? De quoi nous parlent-ils (directement et indirectement) qui nous fait tellement peur ? Essentiellement de deux risques : du manque d'argent et de l'isolement social. En nous martelant que ces deux facteurs transformeraient notre vie en un terrible enfer. Vrai ou faux ?

Il est vrai que ne pas avoir un travail, dans le sens communément accepté par la société actuelle, c'est-à-dire un travail rémunéré par un employeur, implique de ne pas avoir de revenus stables, à moins d'être rentier, ce qui n'est pas donné à tout le monde. La conséquence immédiate de la perte du travail est que l'on doit baisser ses dépenses de manière (parfois très) importante. Moins, voire pas de carburant pour la voiture, moins, voire plus de sorties au restaurant le samedi soir, moins, voire plus de Nutella. Trêve de plaisanteries, cela peut aussi signifier ne plus avoir d'argent pour payer le gaz et/ou l'électricité, pour acheter des pommes de terre et/ou des pâtes. Il est évident que la situation peut vite devenir dramatique, surtout s'il s'agit d'une famille ou, plus grave encore, d'un parent seul avec des enfants. Mais ce n'est pas cette situation extrême qui nous intéresse ici, mais celle beaucoup plus largement répandue d'une simple baisse (parfois importante) des revenus, en cas de chômage.

Il est tout aussi vrai que ne pas avoir un travail, dans le sens communément accepté par la société actuelle, c'est-à-dire un travail qui nous oblige à quitter la maison pour aller au travail, implique de ne pas avoir de collègues. Cela peut nous plonger dans une solitude sociale difficile à assumer, surtout si on a déjà vécu la vie du salarié. En effet, on ne pourra plus parler de ses réussites et de ses échecs au « boulot », on n'aura plus l'occasion de rencontrer, dans le milieu professionnel, de nouvelles personnes qui pourraient devenir nos amis, on n'aura plus la possibilité de confronter ses idées (sur des sujets professionnels) à celles de ses pairs.

Cependant on peut légitimement se demander si ces craintes ne seraient, en fin de compte, qu'un moule dans lequel on aurait accepté de se couler sans trop se poser de questions et parce qu'il nous a été présenté comme désirable et « normal » dès notre plus jeune âge. Et si le travail n'était qu'une obligation sociale dont on pourrait très bien se passer ? Reprenons les deux mêmes idées présentées ci-dessus pour les analyser autrement.

Pourquoi aurait-on impérativement besoin de revenus stables ? Entendons-nous et répétons-le : les situations dramatiques, où il est question de survie, ne rentrent pas dans notre propos légèrement ironique. Mais, pour les autres, cette question est légitime. Toutes les dépenses que nous faisons, sont-elles réellement indispensables ? Avons-nous réellement besoin de changer de voiture tous les cinq ans et de sèche-linge tous les trois ans ? Ne s'agit-il pas de désirer des objets inutiles pour lesquels on est obligés de renoncer à une partie de notre vie pour gagner l'argent qui assouvira ces désirs ? C'est un cercle (très) vicieux.

Ensuite, la solitude sociale. Le travail est-il le seul endroit où l'on puisse rencontrer des pairs et échanger avec eux ? Oui, si l'on s'en contente. Non, si on cherche plus loin ; et cela n'est possible que si l'on a plus de temps pour soi. Il y aura toujours des endroits où l'on pourra rencontrer de nouvelles personnes : les associations, les clubs, le voisinage. On trouvera peut-être des personnes beaucoup plus intéressantes car on les aura choisies, en fonction de centres d'intérêt qui dépassent les seules préoccupations professionnelles.

Le travail, finalement, nous ouvre des horizons pour mieux en fermer d'autres. Tant que ce fonctionnement nous satisfait et qu'il est disponible, il est certainement inutile d'en chercher un autre ou de le voir comme un affreux piège. Mais le perdre n'est peut-être pas la catastrophe que l'on craint et qui nous oblige si souvent à faire des compromis, voire des compromissions, qui nous coûtent. Si nous consommons de façon plus raisonnable et que nous avons plus de temps pour nous-mêmes, nous découvrirons peut-être une autre vie, moins consommatrice et plus humaine. On aura (enfin !) le temps de voir tous les amis qu'on n'arrive jamais à voir et à faire (enfin !) ce voyage en camping-car dont on rêve depuis des années...

Il est indéniable qu'il faut une bonne dose de courage pour apprécier un tel changement mais le fait d'envisager les choses dans cette perspective nous aidera peut-être à mieux appréhender le chômage et à le vivre, le cas échéant, de manière plus sereine.

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